L’influence du courant pictural expressionniste est, comme nous l’avons vu très palpable dans les décors du Cabinet du Dr Caligari. Il ne faut cependant pas négliger l’importance des acteurs dont le jeu contribue à l’esthétique expressionniste.
Jane et Cesare
En effet, le jeu très expressif des acteurs (exacerbation des gestes et des expressions du visage) permet de pallier le manque de mots. Etant donné que le film est muet, les comédiens de l’époque étaient obligés d’accentuer les états d’âme de leur personnage afin de transmettre aux spectateurs les émotions ressenties (frayeur, exaltation, tristesse, …) dans le but de créer une atmosphère angoissante.
Le Dr Caligari
De même, le maquillage des personnages (yeux cernés de noir) souligne encore plus les expressions du visage. Par ailleurs, la lumière très crue inondant les visages renforce la pâleur de la peau. Ces deux éléments combinés donnent aux visages un aspect irréel, presque fantomatique. Ceci est notamment visible dans l’extrait vidéo ci-dessous. Il s’agit de l’instant où Cesare se réveille et s’apprête à révéler la mort future d’Alan.
Ces attitudes anti-naturelles caractéristiques du cinéma expressionniste prennent leur source dans les tableaux du courant pictural éponyme. On le constate notamment dans la gravure intitulée Portrait d’un homme de Heckel réalisée en 1919. Les traits du visage sont exagérés, stylisés et cernés de noir. Les contours des yeux, de la bouche sont très marqués mais également les veines ou encore les rides d’expression.
Dans la peinture Jeune femme au miroir de Schmidt-Rottluff (vers 1915), les formes du corps sont simplifiées et les mouvements caricaturés. Un traitement très graphique du visage et du corps présent dans les œuvres picturales et dont l’influence est perceptible dans le film.
Réalisé par Man Ray d’après un poème surréaliste de Robert Desnos
Film français sorti en 1929.
Man Ray, photographe franco-américain d’origine américaine, s’inscrit dès le début de sa carrière dans la veine du dadaïsme, notamment ami de Marcel Duchamp dans ses travaux new-yorkais. Puis, en 1921, affirmant que « Dada ne peut pas vivre à New-York », le photographe quitte les Etats-Unis pour le Havre, puis la France où il devient très vite un des membres actifs de la scène surréaliste. Ainsi, il participe avec ses photographies à la première exposition surréaliste de 1925 pour ensuite, en parallèle de son travail photographique, se tourner vers la réalisation de films.
En 1928, lors de la réalisation de L’étoile de mer, Man Ray, en est déjà à son quatrième film. Le film aurait pris pour point de départ la lecture à voix haute du poème homonyme par le poète Robert Desnos après un dîner, expérience que ce dernier rapporte en ces termes :
« Je possède une étoile de mer (issue de quel océan?) achetée chez un brocanteur juif de la rue des Rosiers et qui est l’incarnation même d’un amour perdu, bien perdu et dont, sans elle, je n’aurais peut-être pas gardé le souvenir émouvant. C’est sous son influence que j’écrivis, sous la forme propice aux apparitions et aux fantômes d’un scénario, ce que Man Ray et moi reconnûmes comme un poème simple comme l’amour, simple comme le bonjour, simple et terrible comme l’adieu. Man Ray seul pouvait concevoir les spectres qui, surgissant du papier et de la pellicule, devaient incarner, sous les traits de mon cher André de la Rivière et de l’émouvante Kiki(*), l’action spontanée et tragique d’une aventure née dans la réalité et poursuivie dans le rêve. Je confiai le manuscrit à Man et partis en voyage. Au retour, le film était terminé. Grâce aux opérations ténébreuses par quoi il a constitué une alchimie des apparences, à la faveur d’inventions qui doivent moins à la science qu’à l’inspiration, Man Ray avait construit un domaine qui n’appartenait plus à moi et pas tout à fait à lui…
Qu’on n’attende pas une savante exégèse des intentions du metteur en scène. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du fait précis que Man Ray, triomphant délibérément de la technique, m’offrit de moi-même et de mes rêves la plus flatteuse et la plus émouvante image ». ( Robert Desnos)
(* Il s’agit de Kiki de Montparnasse, modèle très appréciée des peintres de Montparnasse, amante de Man Ray et actrice dans L’étoile de mer)
D’après ce témoignage, les sources artistiques de Man Ray en créant L’étoile de mer semblent évidemment plus littéraires que picturales. Or, à la fin de son texte, Desnos ajoute également qu’à son retour de voyage, quand il vit le film de Man Ray, celui-ci avait réussi à s’approprier le texte pour en faire une oeuvre personnelle et que la réussite du réalisateur revient principalement à un triomphe délibéré « de la technique ». C’est alors que nous nous souviendrons que Man Ray, photographe de formation, est à l’origine de nombreuses expériences photographiques. Nous lui devons ainsi une recherche sur le morcellement des corps, ainsi que la découverte de la solarisation, ou un traitement des images à base de plages accidentellement lumineuses par allumage de la lumière pendant le développement de l’image photographique.
Portrait de Man Ray solarisé
Man Ray, par la suite déçu de l’accueil mitigé de ses films par le groupe impressionniste, la grande figure du cinéma de ce courant résidant en Buñuel, eut par la suite l’occasion de s’exprimer sur ses expériences photographiques. En effet, alors que Man Ray tourne des films depuis 1923, et invite un inconnu des surréalistes, Buñuel, à une de ses projections du Mystère du château de dés, son propre court-métrage passe inaperçu tandis qu’Un chien andalou est unanimement acclamé par le groupe. En 1928, Ray dira ainsi qu’il ne s’agissait dans ses films que de « mettre en mouvement quelques-uns des résultats obtenus en photographie » et qu’en 1965 (a posteriori, donc), déclarera qu' »Au fond, le cinéma ne [l]’intéressait pas ». Le réalisateur dit également que le cinéma lui fit plus de mal que de bien, laissant penser au public qu’il délaissait le photographie pour le 7ème art sans lui passer de nouvelles commandes de portraits. Norbert Bandier, auteur de Man Ray, les surréalistes et le cinéma des années 20, ajoute que faisant partie d’une certaine veine du cinéma d’avant-garde alors critiqué par les surréalistes, il s’agissait plutôt d’un autodidacte qui suivait pourtant les modes de production surréalistes.
Ce que l’on peut comprendre par mode de production surréaliste est un certain automatisme dans la création du film. Man Ray filmait en effet sans scénario, tout étant improvisé pendant le tournage et retouché sur la pellicule même.
Ainsi, la photographie la plus célèbre de Man Ray et reconnue comme une des plus importantes du mouvement surréaliste en photographie, le violon d’Ingres (1924), montre deux aspects du travail de Man Ray que l’on retrouve dans L’étoile de mer.
Le modèle ici photographié n’est autre que Kiki de Montparnasse, modèle très appréciée des peintres parisiens et amante de Man Ray. Elle fut par la suite souvent photographiée par le photographe franco-américaine jusqu’à en devenir un des motifs principaux dans sa photographie. En effet, on retrouve le jeune femme dans le travail de Man Ray concernant ses études sur le corps, principalement.
Ce photogramme de L'étoile de mer montre Kiki allongée, ainsi que nous pouvons la retrouver dans les photographie de man Ray.
Ensuite, Le violon d’Ingres est une photographie retouchée une fois le cliché enregistré. Les volutes ont été ajoutés au dos de Kiki sur le positif. Ce travail est aussi caractéristique de Man Ray qui faisait des épreuves photographiques au moment du développement également.
Dans la majeure partie du film L’étoile de mer, la perception est brouillée et nous avons l’impression de regarder les scènes à travers d’épaisses vitres déformantes. Il s’agit alors d’accepter une image qui ne soit pas nette, volontairement. Lorsqu’on lui passa en 1922 la commande de photographier la marquise Casati, Man Ray opta pour un cliché à long temps de pose qui donne l’impression de voir le visage de la marquise en double. Un cliché flou, qui aurait alors été considéré comme raté, est mis à l’honneur et préféré à d’autres plus nets par les surréalistes. Par ce geste, c’est le caractère d’une personne qui est privilégié par rapport à son aspect physique. Et il en est ainsi dans L’étoile de mer, où Kiki et son corps sont filmés flous. On y peut uniquement les deviner.
L’intérêt zoologique qui se retrouve dès le titre même du film est encore justifié à l’échelle du mouvement. Jean Painlevé (né en 1902), fils de mathématicien, commence dès 1928 à tourner des documentaires sur des animaux marins. Bien que ses films soient rejetés par la communauté scientifique, André Breton et le groupe surréaliste admiraient la dimension plastique et évocatrice que l’on retrouve dans La Pieuvre (1928) ou bien Les Oursins (1929). L’animal marin est alors compris comme entité mystérieuse que des plans comme ceux qu’on retrouve à 5min40 de L’étoile de mer de Man Ray, qui ressemble de façon assez fidèle dans le gros plan et un intérêt esthétique important aux documentaires de Jean Painlevé dont voici un photogramme :
Nous pouvons donc remarquer que, contrairement à Buñuel et Dalì qui, avec Un chien andalou, cherchaient à justifier leur film par les seuls moyens cinématographiques, Man Ray revendique à la base de son travail une recherche photographique dominante. Celle-ci se retrouve dans les influences qu’il tire de ses propres expériences photographiques ainsi que du cinéma d’avant-garde tel que celui de Jean Painlevé. Néanmoins, nous devons nuancer ce propos car, bien que méconnu des surréalistes, le travail cinématographique de Man Ray trouve des spécificités qui lui sont propres telles qu’on peut en relever dans le montage et un rythme posé du film (qui rappellerait encore un documentaire marin) qui relèvent des seuls principes du cinéma.